La légende de la licorne de Patchouli
En des temps très lointains, sur la route des gitans qui ne dorment jamais, une troupe de cirque ambulante sillonnait villes et villages. Ces artistes vagabonds attiraient, par magies et artifices, plus d’un curieux ; c’est que leur carrousel de chevaux intrépides causait bavardage et faisait trainée de poudre dans toute l’Andalousie.
À la tête de ce manège chevalin, une splendide pouliche du nom de Patchouli attirait tous les regards… De pleins sabots, c’est elle qui menait les parades du cirque. On la reconnaissait à son port de tête si fier ; jamais elle ne courbait l’échine. Le cuir lustré de sa robe, ses nattes tressées d’or et de rubis, ses galopades au tempo inégalé et ses danses envoutantes lui valaient, chaque fois, des ovations déchainées par les foules conquises.
Mais Patchouli était triste… Ses œillères opaques cachaient des paupières ennuyées par ce quotidien redondant où se succédaient les mêmes arabesques, les mêmes cabrioles, de nuits en nuits, années après années… Rebelle dans l’âme et têtue de la mèche, Patchouli camouflait son cœur de bohème… Quand il lui arrivait de quitter son rang pour s’abandonner à quelques enjambées créatrices, on lui reprochait sèchement ses intuitions, resserrant illico sa bride au prix de quelques coups de cravache indomptée.
Un soir de pleine lune, trottant avec la troupe dans les dédales d’un faubourg éloigné, Patchouli fixait l’immensité du ciel et elle fit un songe éveillé. Un murmure du lointain lui répétait en écho doucereux, la caresse de ce refrain :
« Reviens vers ta terre, brave cavalière, reviens vers ta mère, Patchouli ma toute chère… »
Patchouli fut profondément touchée par ce chuchotement venu du large-de-nulle-part, qui avait traversé déserts et vallées pour venir jusqu’à son cœur. Elle reconnaissait au plus profond d’elle-même la musique de ce souffle, de ce vent… Puis, elle poursuivit sa route, habitée par la quiétude de ce poème de nuit mystérieux…
« Reviens vers ta terre, brave cavalière, reviens vers ta mère, Patchouli ma toute chère… »
Au lendemain, sise à l’arrière-scène d’un amphithéâtre citadin rempli à ras-bord, Patchouli fixait l’horizon de l’inconnu qui l’attirait comme un aimant magique. À l’ouverture des portes, la foule scandait son nom ; les cris et les hurlements qui fusaient de partout rebondissaient en tintamarres étourdissants sur les toiles du chapiteau bicolore…
La fougue au poitrail, Patchouli était décidée… C’était son dernier tour de piste. Demi-sourire, elle s’élança dans l’arène d’une foulée farouche et rythmée. À son premier virage, Patchouli donna un coup de tête qui allait faire virevolter ses œillères comme des castagnettes en délire, puis, elle exécuta un flamboyant cambré arrière dégaina son licou et qui déchira son habillement de scène. Elle courut de plus en plus vite et sa cadence devint endiablée… Elle avançait, la crinière en bataille, dans cette bourrasque d’énergie, jusqu’au moment où une corne scintillante se mit à tourbillonner sur son front dégarni et la couronna, tel un sabre de destin, comme une reine de la liberté.
Patchouli la licorne sortit du chapiteau sous les regards de milliers de prunelles ébahies, hypnotisées par la sourde chevauchée de ses jambes désinvoltes.
On raconte que Patchouli galopa pendant plusieurs jours, portée par un chant de zingaro qui lui avait donné la force d’arriver jusqu’au bout de l’horizon-de-nulle-part. À bout de sève, au crépuscule d’un matin nouveau, elle vit son premier rayon de soleil jaillir à flanc d’arc-en-ciel. Patchouli courba la tête pour la première fois de sa vie, en signe de révérence à tant de
beauté et de lumière. Elle planta sa corne de jouvence en cette terre fertile, donnant son prénom à la pampa ensoleillée dont le décor majestueux ne dessinait que des aubes de jours sans souci. Encore aujourd’hui, on entend, une fois l’an, dans les plaines du Nord où il ne fait jamais si froid, un hymne tsigane syncopé par tous les sabots des chevaux de la terre qui s’harmonisent au hennissement hippie de la licorne de Patchouli…