Mon père était un homme de peu de mots. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu rire, et, même en y pensant très, très fort, de l’avoir vu sourire. Il était un homme de son temps. Élevé avec sept autres frères, une maman qui tenait à elle seule un hôtel complet et un père qui ne rentrait du chantier que la fin de semaine, il avait quitté la maison à 15 ans pour découvrir le monde. Engagé comme serveur sur un transatlantique, il était devenu maître d’hôtel au bout de quelques années. Puis, il avait trouvé un sens à sa vie. Il avait changé de direction.
Mon père avait un air sérieux, des yeux songeurs, un front large. Il était grand et mince. Petite fille, j’aimais aller le voir assis à son bureau en train de lire, un crayon à mine rouge et une règle transparente à la main -- car mon père soulignait proprement les pensées qui l’interpelaient. Ayant hérité de sa bibliothèque, j’ai pu constater que souvent, il ne lisait que l’introduction et une soixantaine de pages de ces bouquins en français, en anglais, en allemand, et même en italien. Mon père était un homme très intelligent qui comprenait vite où un auteur voulait en venir… Je restais là, debout, parfois assez longtemps. On ne se parlait que rarement mais je crois que l’on se comprenait !
J’ai grandi. Je devais avoir 16 ans. Un après-midi d’été, mon père me dit : « Danièle, mets une belle robe, et viens, on va se promener. » Je n’ai pas posé de question. J’ai obéi, intriguée. J’ai choisi une robe à la mode… à l’époque. C’était -- d’après ma tante qui n’avait pu la vendre dans sa boutique et l’avait envoyée par la poste à ma mère – un modèle dernier cri : dans un tout nouveau tissu en nylon imprimé avec de grosses pivoines rouge foncé sur un fond blanc presque crème.
Mon père m’attendait dans l’entrée. Il me regarda descendre les escaliers. Une fois sur le trottoir, il me dit : « Prends mon bras. » Et sans un mot de plus, nous nous sommes promenés le long de la Grande Allée et de la rue Saint Louis à Québec. De temps en temps, je regardais notre réflexion dans les vitrines. Que je me sentais bien ! Presque de retour à la maison, le temps de traverser la rue, mon père me souffla : « Danièle, as-tu vu comme les gens nous regardaient ? Ils ont dû se demander ce qu’une si jolie fille faisait à mon bras. » Il ajouta, grave : « Tu es maintenant une jeune fille. Fais attention à toi. »
Le temps d’un coup d’œil, dans son regard d’un bleu acier j’ai cueilli l’assurance que mon père me chérissait… la sûreté que j’avais du prix à ses yeux. Une grande fierté envahit mon cœur. J’ai accepté son conseil. J’en ai peu à peu décodé tous les non-dits. Et le conservant au fond de mon cœur, il m’a bien servi. Mon père, dans ce rite de passage simple, m’avait fait naître au bonheur d’être femme1.
Le Parlement canadien déclarait en 1998 que la privation du père était une forme sérieuse d’abus à l’égard des enfants2. Depuis, de très nombreuses études n’ont cessé d’établir internationalement, que le rôle du père n’est jamais accessoire mais toujours fondamental au développement équilibré du garçon et de la fille, de leur conception à l’âge adulte, et… bien au-delà. Étrange époque qui doit « prouver » ce qu’un simple soldat parti à la guerre en 1939, dans une lettre écrite à sa femme, affirmait généreusement : « Chérie, si je dois mourir au front, remarie-toi. Notre jeune fils a besoin d’un père si nous voulons qu’il devienne un homme… »
Je sais que les pères sont souvent gauches, parce que leurs pères ont été gauches… Et de pères en fils, l’on peut ainsi remonter très loin dans de nombreuses généalogies. Mais être gauche, être silencieux, même être taciturne, ne veut pas dire ne pas apprécier, ne pas se soucier, ne pas aimer.
C’est bientôt la fête des Pères. Une fête qui, tout comme la fête des Mères pour les mères, est souvent plus déchirante que joyeuse pour plusieurs pères. J’aimerais qu’il n’en soit pas ainsi pour vous, pères qui me lisaient. Permettez-moi de vous souffler dans le cœur deux moyens simples pour réussir votre paternage, et faire de cette fête un événement qui restera marqué au calendrier de votre famille. Je les ai tirés d’un auteur3 qui respecte les hommes et désirent pour tous, leur réussite virile.
Voilà, nous dit-il, les garçons, en fait, ne posent à leur père qu’une seule question fondamentale : « Papa, est-ce que je suis capable ? » Les petites filles aussi, ne posent qu’une seule question fondamentale : « Papa, suis-je jolie ? » Et quand, et si, jour après jour, ou un jour, un père répond à ces questions en disant à son fils : « Vas-y, t’es capable ! Tu es un homme. » Et à sa fille : « Oui, tu es jolie. Tu mérites d’être aimée », il est, il devient, tout naturellement le meilleur père au monde pour eux.
La recette est simple. J’en témoigne. Pour moi, elle fut miraculeuse. La voix du père – pour son enfant -- est la voix la plus puissante sur cette terre. En répondant affirmativement à ces questions fondamentales, elle a le pouvoir de libérer dans chaque être humain qui l’entend, son plein potentiel. Libéré de la peur de vivre, de l’angoisse d’être, de l’anxiété de faire, guéri de la toxicité de l’ambivalence, tous, garçons et filles, femmes et hommes, nous pouvons alors accrocher notre charrue aux étoiles, et commencer à tracer dans notre vie un sillon droit4.
Mais, que nous ayons entendu cette voix dans notre jeunesse, ou plus tard et même très tard, au détour d’une conversation ou d’une lecture – car il n’y a pas de gars pas capable et pas de fille pas jolie -- les premiers kilomètres de notre sillon seront pour chanter et pleurer, pour pleurer et chanter : Papa…merci ! Danièle Starenkyj©2016 www.publicationsorion.com
1. Starenkyj D., Ce que cœur de femme veut, Orion, 2012.
2. Starenkyj D., Devenir parent – Vivre un nouveau paradigme, Orion, 2014.
3. Eldredge J., Wild At Heart, Nelson Books, 2001.
4. Starenkyj D., Réflexions pour une vie meilleure, Orion, 2015.