Maman aimait particulièrement Noël. Elle y mettait visiblement beaucoup de joie. La joie de nous faire plaisir à nous, ses enfants. Elle ne manquait jamais de nous rappeler ses Noëls à elle, des Noëls qui, quand elle nous en parlait, remplissaient encore ses yeux de larmes.
Sa mère avait décidé de liquider les dettes de son mari maréchal-ferrant. Officier préposé au soin des chevaux, il ferrait les chevaux de la cavalerie, mais aussi les bœufs, les ânes, et les mulets des paysans du village. Homme sombre et taciturne – il avait quitté la maison à 14 ans et avait trouvé refuge dans un cimetière, puis s’était enrôlé dans l’armée – il avait accumulé des dettes qui faisaient honte à sa femme. N’en pouvant plus, elle lui avait annoncé un jour qu’elle prenait les finances de la famille en mains, et que désormais la priorité serait le remboursement de ces emprunts qui l’humiliait dans son honneur.
C’est là que les larmes de maman commençaient à couler silencieusement sur ses joues. Pendant des années, Noël après Noël, elle avait espéré trouver quelque chose près de la cheminée, mais ses espoirs avaient été déçus à chaque fois. Rien, nulle part, pas même une orange… Les dettes n’étaient pas encore épongées… C’est pourquoi – Maman se remettait à sourire – il n’était pas question que nous vivions le même chagrin.
Maman et Papa montaient le sapin au salon le 24 au soir alors que nous, les enfants, étions enfermés dans la salle de séjour et attendions, électrifiés d’anticipation. Puis, nos parents nous appelaient. On se précipitait hors de la pièce et figés sur le seuil de la grande pièce, la bouche bée, les yeux écarquillés, nous assistions à l’illumination du sapin décorés de cierges magiques qui projetaient des étincelles blanches dans tous les sens. Puis, on allumait les chandelles placées dans des bougeoirs à pince au bout des branches odoriférantes. (Oui, à cette époque, on ne pensait pas que le sapin pourrait prendre feu.) Il y avait aussi dans l’arbre des coques de noix recollées avec un bout de laine rouge en boucle pour les suspendre, et peintes en doré et en argent. Et il y avait des cheveux d’ange, et des boules de verre – j’en ai encore une dizaine qui a résisté au temps et aux déménagements – et des zestes de citrons et de clémentines… Qu’il était beau notre sapin ! On passait bien dix minutes à s’extasier, à rire de bonheur, à humer le parfum des forêts dans la montagne.
Et, il y avait aussi des présents. Et bientôt, on nageait au milieu de papiers froissés et de boîtes vides, chacun occupé à découvrir son trésor et à l’apprivoiser. Maman, assise dans son fauteuil préféré en velours vert bouteille, nous regardait sans dire mot. Elle était tout simplement comblée de nous voir surpris, satisfaits, reconnaissants. On se faisait des bises, puis on allait se coucher, chacun avec son cadeau que l’on plaçait sur la descente de lit car le lendemain, dès l’aube, on passerait la journée à jouer avec.
Mes Noëls, c’était le contentement de ma mère, son apaisement, sa douce revanche sur le sort. Non, pas de crèche sous l’arbre, et pas de père Noël descendant la cheminée. Mon père était un homme qui ne racontait pas de fantaisies. C’était simple : Jésus était né, oui, mais pas le 24 décembre à minuit ; et le père Noël n’existait pas. Les cadeaux venaient des parents, et non d’un personnage obèse que de grandes compagnies imposaient pour vendre leurs marchandises. Exemple : un père Noël définitivement habillé de rouge, bedonnant et petit, buvant un Coca Cola avec un enfant blond près de lui, et qui avait sur sa tête, en guise de chapeau, le capuchon de bouteille de cette boisson. Très intelligent, il avait bien compris qu’un père Noël qui apporte les cadeaux et qui boit du coke pour reprendre des forces pendant la distribution de jouets constituait un formidable message pour inciter les enfants à en boire durant l’hiver, et pas seulement en été ! La publicité ciblant les enfants ne date pas d’hier mais de toujours. Je remercie mon père de nous en avoir protégés. (Déjà, à cette époque, mon père nous avertissait que cela c’était de l’« intox ».)
Oui, les Noëls de mon enfance étaient simples. Simples, parce que simplement ils étaient la fête hors de l’ordinaire que mes parents nous offraient pour nous dire, avec l’émerveillement d’un sapin illuminé de chandelles et des cadeaux soigneusement choisis, combien ils nous aimaient… Le lendemain, mon père nous racontait des histoires de Noël, histoires de bonté, de compassion, d’empathie, de générosité, de douceur, de pardon, de réconciliation, de retrouvailles, de trêves. Se penchant vers nous, il nous décodait tous ces gestes d’humanité concrets : « Tout ça, c’est de l’amour, nous disait-il avec un grand sérieux, et quand on aime son prochain avec de la tendresse dans son cœur, c’est tous les jours Noël. »
Nos yeux d’enfants clignaient d’émotion. On avait compris que demain, et après-demain et après-après-demain, ce serait encore Noël si seulement on choisissait de voir dans le visage et dans les yeux des autres notre propre visage et nos propres yeux. Leur peine, leur douleur, leur espoir étaient aussi les nôtres, et si on avait le privilège de les apercevoir, notre main tendue et notre sourire franc seraient de l’amour donné qui nous reviendrait mille fois.
De tout cœur, à vous tous qui me lisez, Joyeux Noël !